CHAPITRE VI : LES RAISONS DE L’EVOLUTION DES PLANS COMPTABLES FRANCAIS DE 1942 A 1947
Un changement important s’est opéré de 1942 à 1947. En 1942, comme le souhaite A. Detoeuf, l’ambition est de fournir aux entreprises un instrument d’établissement des prix de revient, tout en normalisant les documents comptables de synthèse (Bilan et Compte de résultat): on privilégie alors un plan comptable de type moniste qui oblige en quelque sorte l’entreprise à tenir une comptabilité analytique. En 1947, le plan comptable qui est préconisé, s’avère, au contraire, de type dualiste. Le changement opéré est d’autant plus étonnant que l’expérience, certes restreinte, tirée par les utilisateurs du Plan Comptable de 1942, ne s’est pas avérée négative. C’est du moins ce qu’affirme, notamment, Jean Parenteau lors de l’entretien que j’ai eu avec lui.[^42] [^43]
Certes, il est relativement aisé de trouver de nombreuses critiques du plan de 1942 (voir infra), mais les éloges, qu’il reçoit de techniciens avertis, malgré le « facteur psychologique » dont parlait M Garnier, laissent à penser que les raisons qui ont conduit à l’abandonner, dans sa version la plus pure, sont pour le moins complexes. Du reste, le Plan Comptable dualiste de 1947 semble faire, lui aussi, l’objet de vives critiques venant, notamment des représentants des grandes entreprises. A cet égard, Léon Retail cite l’intervention « très remarquée » de M Bayle (Directeur du Service Central de la Comptabilité et des Finances aux Houilleres du Nord et du Pas-de-Calais), à l’Assemblée plénière du Conseil Supérieur de la Comptabilité (CSC) du 15 février 1950 (Bulletin d’information du CSC, 2ème trimestre, 1950 page 32).
Selon M Bayle « l’autonomie respective de la comptabilité générale et de la comptabilité analytique d’exploitation telle qu’elle est prévue par le Plan Comptable général, constitue une erreur dangereuse. Elle ne facilite pas une division rationnelle des tâches et ne permet pas à la comptabilité générale de se développer sans souffrir des retards qui peuvent survenir dans la comptabilité du prix de revient. Elle ne peut, en effet, poursuivre son enregistrement que lorsque les prix de revient sont établis dans la classe 9, d’où retard et gêne. En outre, elle est la cause d’un accroissement considérable du nombre d’écritures. Par exemple, dans un service des Houilleres du Nord, l’application des règles posées par le Plan Comptable officiel a fait passer le nombre des écritures de 198.318 à 249.483, soit une augmentation de 50.000 unités et 25%. Cette augmentation ne correspond à aucune utilité et se traduit par un surcroît de travail pour le personnel. »
« Il ne s’agit pas, disent les utilisateurs, de faire de la comptabilité pour l’amour de la comptabilité, comme on fait de l’art pour l’art. C’est là une application particulière d’un principe général posé par M. Gaudriault, qui, dans son ouvrage L’organisation des travaux administratifs (Delmas 1949), écrit, à la page 25, qu’il n’est pas souhaitable que le technicien soit amené « à considérer le jeu de sa spécialité comme une fin en soi et non comme un élément dans un ensemble de moyens nécessaires. »
« Chefs d’industrie et directeurs de services comptables estiment donc que les travaux d’ordre comptable doivent être du ressort de la comptabilité générale, à l’exclusion des services techniques, toute autre méthode ayant pour conséquence de multiplier les causes de friction entre les services techniques et comptables ainsi que les occasions d’erreurs ou de doubles emplois entre la comptabilité industrielle et la comptabilité générale. »
« Nous ajouterons que si l’autonomie respective de la comptabilité générale et de la comptabilité analytique d’exploitation s’avérait utile, il n’était pas indispensable de recourir, pour la réaliser, à toutes les complications du Plan. Il suffisait de considérer l’usine comme une succursale, solution à laquelle un grand nombre d’entreprises se sont depuis longtemps pliées. Rien ne justifierait alors le moindre retard dans l’organisation comptable de la succursale (L. Retail 1951 page 15). »
Mais la preuve la plus marquante des retenues des entreprises à l’égard du Plan Comptable de 1947 est sans doute fournie par ces commentaires de M. Lafond représentant du CNPF (Conseil National du Patronat Français) à l’occasion du rapport que le Conseil Économique consacre en 1949 au Plan Comptable français (G. Luftalla 1949). Selon M. Lafond, « le Plan Comptable, dans sa grande rigidité, ne peut donner satisfaction. Vous me direz que le chef d’entreprise, à côté de son Plan Comptable de 1947, peut faire à l’intérieur toute la comptabilité qu’il voudra. Oui mais alors, ce sont deux comptabilités à tenir. Il ne faudrait pas faire du Plan Comptable une espèce de plaqué ne participant aucunement à la vie de l’entreprise, un plan qu’il faut tenir parce qu’un texte le dit » (rapport précité page 194).
En fait ces critiques du schéma dualiste ne sont pas étonnantes, car comme nous l’avons montré le dualisme va à l’encontre d’une certaine logique de la comptabilité (enregistrement des opérations du cycle d’exploitation dans leur ordre naturel, approvisionnement-production-vente) et de la pratique historique de grandes entreprises (J. Richard 1980, 1988 et 1990).
Comment, dans ces conditions, expliquer le revirement intervenu en 1947? Il semble que quatre arguments aient été invoqués à l’époque:
- Le premier argument est d’ordre moral. Il fallait changer de Plan Comptable en 1947 pour montrer que, contrairement à la période de Vichy, on n’avait plus recours à un modèle allemand. Avec les informations dont nous disposons dans cet article, l’argument du critère moral nous paraît de portée secondaire: dans les faits, le Plan Comptable de 1942 n’a pas été totalement rejeté, et par ailleurs, on aurait pu maquiller ce plan moniste pour le rendre acceptable.
- La deuxième raison est d’ordre pratique. Dans la sensibilité de l’après-guerre, favorable aux idées de planification et de normalisation des comptabilités, certains techniciens ont pu soutenir, pour justifier l’abandon du modèle moniste, qu’il était dangereux, eu égard à la nécessaire souplesse de gestion, de vouloir normaliser la comptabilité des coûts, et que de toute façon on ne pouvait imposer la tenue d’une comptabilité analytique à toutes les entreprises, surtout dans un pays où les petites et moyennes entreprises dominent.[^44] A l’encontre de ces arguments, on peut montrer qu’un système moniste (qui place la comptabilité des coûts de production au centre du plan comptable) est conciliable avec une souplesse d’organisation de la comptabilité de gestion: celle-ci peut échapper à une codification rigide sans pour autant remettre en cause le caractère moniste du plan comptable.[^45] En poursuivant le raisonnement, on peut même permettre à des petites et moyennes entreprises de ne pas tenir du tout de comptabilité analytique. Ces possibilités ne constituent pas une abstraction: elles sont illustrées concrètement par l’exemple que fournit la variante du Plan Comptable du Reich proposé aux entreprises du secteur de l’artisanat. Dans ces conditions, on comprend mal pourquoi G. Poujol propose en 1947 un modèle de plan comptable dualiste pour toutes les entreprises, sans même faire une distinction, comme les allemands le font à l’époque, entre les grandes et les petites entreprises.
- Une troisième raison également d’ordre technique a été avancée selon laquelle il n’était pas possible de parvenir, à l’aide du Plan Comptable de 1942, à une présentation standard du compte de résultat. L’argument est qu’un compte de résultat de type moniste « débouche » sur un compte de résultat centré sur les ventes avec une décomposition des charges par fonctions. Or, il était nécessaire en 1947 de normaliser sur la base d’un classement des charges par nature, car toutes les entreprises ne tenaient pas de comptabilité analytique. Ainsi, adopter comme référence le Plan Comptable moniste de 1942 risquait de compromettre la réalisation d’une normalisation des documents de synthèse effective pour toutes les entreprises. A cet argument technique de poids, mis en évidence par le texte officiel du Plan Comptable de 1947,[^46] on peut opposer un argument concret: en effet, l’exemple de la pratique allemande, de 1937 à nos jours, montre qu’il est possible de faire coexister un plan comptable moniste avec un schéma type (normalisé) de compte de résultat axé sur la classification des charges par nature. Il faut pour cela que cette normalisation des charges par nature soit facilitée, sinon prise intégralement en compte par une classe spécifique du plan comptable (fut-il moniste): tout ceci paraît techniquement possible.[^47]
En résumé, les arguments d’ordre technique ne me paraissent pas suffisants pour expliquer le choix fait en 1947; si on l’avait voulu on aurait pu trouver des solutions pratiques permettant de garder un modèle de plan moniste satisfaisant eu égard aux objectifs de la normalisation en 1947. Pour paraphraser la formule de Watts et Zimmerman, nous avons affaire ici à des « excuses » qui d’ailleurs ne trompaient pas l’un des auteurs principaux du Plan Comptable de 1947.[^48]
- Reste un quatrième type d’argument, d’ordre politique et social, déjà souligné antérieurement.[^49] Pour comprendre la nécessité d’un changement de type de Plan Comptable entre 1942 et 1947, il faut se référer au contexte politique et social de ces deux époques.
En 1941-1942, la normalisation éventuelle de la comptabilité selon un schéma moniste n’apparaît pas comme un épouvantail aux dirigeants d’entreprise; à cette époque le régime de Vichy est favorable aux idées du grand patronat. Comme le montre R. Paxton « son ennemi principal est indiscutablement le communisme » (Paxton 1973 page 218), et il entend, grâce à sa Charte du Travail « casser les reins du syndicalisme » (Paxton 1973 page 211). Ainsi malgré une atmosphère d’hostilité verbale au grand capital, en fait, quand sont créées les corporations « toute décision importante est prise en faveur des patrons » (Paxton 1973 page 209). Dans un tel climat, les milieux d’affaires n’ont pas de crainte réelle à avoir à l’égard de l’Etat et peuvent d’autant plus accepter un type de plan comptable de type moniste que celui-ci leur paraît bien répondre à la logique de la comptabilité et satisfaire aux exigences de modernité que manifestent des hommes comme O. Detoeuf.[^50]
La situation est évidemment tout autre dans le climat de l’après-guerre. Des textes favorables aux syndicats apparaissent. Ainsi l’ordonnance du 22 février 1945 qui impose la création de comités d’entreprise dans les établissements industriels et commerciaux de plus de cent employés. « Les délégués sont élus sur des listes qui, au premier tour, ne peuvent être que syndicales; le comité est réuni une fois par mois par la direction, il gère les oeuvres sociales (ce que prévoyait déjà la Charte du travail), a droit de regard sur la comptabilité (au grand scandale du patronat qui argue du secret des affaires face à la concurrence), écoute des exposés sur la marche de l’entreprise, donne des avis et enregistre les réponses aux questions qu’il a posées. Un organe consultatif certes, mais qui installe dans l’entreprise privée des « contrôleurs » de la nouvelle économie dirigée, disent les socialistes et les communistes » (Jean-Pierre Rioux 1980 page 113).
Dans ce nouveau contexte, toute tentative de stadardisation des comptabilités peut apparaître, pour dirigeants d’entreprise comme une menace à leur égard: l’idée même d’un plan comptable devient dangereuse.[^51] Dès lors, les auteurs du Plan Comptable de 1947 doivent absolument rassurer leurs « clients »: il ne sera pas question de toucher à la comptabilité analytique. Pour faire disparaître, sinon totalement, du moins partiellement, la crainte des milieux d’affaires, G. Poujol propose la formule la plus radicale: la formule dualiste; en mettant à l’écart, voire en déconnectant les comptes de la comptabilité analytique de ceux de la comptabilité générale, on montre clairement que la comptabilité de gestion ne fera pas l’objet d’un contrôle. Cette solution n’est pas du reste entièrement satisfaisante pour le patronat; celui-ci, à notre avis, souhaiterait plutôt, compte tenu de la nouvelle situation, une absence totale de plan comptable et une entière liberté de manoeuvre. Mais l’accord avec l’Etat sur la base d’une formule dualiste, même mauvaise, vaut mieux que le risque d’un plan comptable moniste.
Nous faisons donc dans cette analyse une place primordiale au rôle joué par le secret des affaires. Certes, le Plan Comptable de 1947 n’en parle pas et ne reprend parmi les raisons qui ont conduit à l’indépendance totale » (Plan Comptable de 1947 page 22) de la comptabilité industrielle par rapport à la comptabilité générale que trois éléments d’ordre technique:
- « faciliter la tenue des deux comptabilités dans des lieux différents, lorsque la dispersion des établissements l’exige;
- permettre d’introduire la comptabilité analytique d’exploitation dans les entreprises qui en sont encore dépourvues, sans courir le risque -au cours de la période d’adaptation qui s’avère souvent longue et délicate- de troubler le fonctionnement de la comptabilité générale;
- obtenir la normalisation complète des comptabilités de toutes les entreprises, que celles-ci tiennent ou non « une comptabilité des prix de revient » (Plan Comptable général 1947 page 22).
Mais ce silence du Plan Comptable de 1947 sur le rôle joué par le secret des affaires n’est pas en soi une preuve de son caractère négligeable; nous en voulons pour preuve que A. Brunet, le rapporteur lui-même de la Commission de Normalisation, dont nous venons de citer quelques extraits, accorde une place importante au problème du secret des affaires dans son ouvrage sur la normalisation comptable. Dans un chapitre spécialement réservé à la question, A. Brunet cherche visiblement à rassurer un chef d’entreprise inquiet en lui précisant « qu’il n’a jamais été question de livrer aux concurrents la connaissance exacte des éléments constitutifs des coûts »; qu’ « à la faveur d’une organisation comptable appropriée reposant essentiellement sur une répartition judicieuse de la tenue des écritures comptables élémentaires, on peut éviter le danger d’une information trop sensible » (A. Brunet 1951 pages 79 et 80).
L’hostilité du secteur privé à l’égard de la tentative de normalisation de la comptabilité est telle d’ailleurs qu’il va, selon nous, réussir à empêcher l’application effective du Plan Comptable, fut-il dualiste, jusqu’en 1962.[^52] [^53] En résumé, un glissement progressif vers l’abandon de la normalisation par le Plan Comptable a eu lieu, en 1946, lors de la nomination de la Commission de Normalisation; le patronat encore sous le coup des mesures sociales prises en 1945, cherchait le compromis avec un Etat dont les membres dirigeants restaient encore sensiblement dans la ligne politique tracée au lendemain de la guerre et obtenait la formule dualiste. En 1947, dans un climat politique de plus en plus libéral et de plus en plus favorable à son égard, il écartait tout « danger » et obtenait l’absence d’application du Plan Comptable, même dans sa formule réduite (dualiste), aux entreprises privées.