Mémoires professionnels de Jean Parenteau (1905-2000)

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III – Passage à la CEGOS

En I933, j’accompagnais Mr. COMMUNEAU à une séance de la Commission Générale d’Organisation scientifique ( CEGOS ). Elle avait été créée en 1926 par Jean MILHAUD sorti de l’X quelques années auparavant; il avait été passer quelques mois aux USA. C’était la période où toutes les théories relatives à l’organisation du travail se bousculaient. C’était aussi une période d’euphorie qui devait se terminer en 1929 par un Krach retentissant. Mais en 1926 on ne s’en doutait pas encore: le taylorisme, l’étude des temps, l’aménagement des ateliers et des services étaient à l’ordre du jour.

En rentrant en France, MILHAUD eut l’idée de rassembler des gens intéressés par les mêmes problèmes mais venant d’activités industrielles ou commerciales différentes, de les grouper en commissions spécialisées et de les faire discuter ensemble. Il disait « Si dix personnes se réunissent pour étudier un problème posé par l’une d’elles et si chacune propose une solution, elle repartira avec dix propositions de solution, elle se sera enrichie et, peut-être , avec ses dix propositions trouvera-t-elle une solution meilleure que celle qu’elle avait initialement proposée ».

Cette idée, MILHAUD la soumit à la Confédération Générale de la Production Française ( CGPF ) qui la trouva intéressante et accepta de l’essayer. Il fallait quelqu’un pour diriger les débats. MILHAUD trouva le colonel RIMAILHO connu par ses travaux à l’armement (canon de 75). Le local fut prêté par la CGPF. MILHAUD prit son bâton de pèlerin ou plutôt l’annuaire de l’X et ceux des grandes Ecoles et chercha à joindre des personnalités susceptibles de s’intéresser à sa formule. Il fut aussi très certainement aidé par la CGPF.

De ses conversations, il tira une liste des problèmes susceptibles d’intéresser les entreprises, les classa en une dizaine de commissions spécialisées et obtint d’un certain nombre de chefs d’entreprises, la promesse d’envoyer un représentant. Les dépenses à engager au départ étaient minimes, il suffisait de rémunérer une secrétaire et l’animateur c’est à dire MILHAUD lui-même. Si on réunissait assez d’entreprises, la cotisation serait modique. C’est ainsi que démarra la CEGOS.

En 1933, quand je suis arrivé à la CEGOS, il n’y avait encore que J.MILHAUD et Antoinette BRAUMANN comme permanents, mais les commissions (du moins la plupart) existaient; certaines ne se réunissaient que peu souvent car les problèmes qui étaient étudiés ne présentaient pas de caractère d’urgence, mais une, la section 2 intitulée « Finances et Prix de revient » était très animée et se réunissait assez souvent. RIMAILHO qui l’avait animée dès l’origine se retira très vite car il était déjà âgé, et il fut remplacé par T1NAYRE qui était secrétaire général (ou directeur administratif) de la Compagnie Générale de TSF. Il y avait de nombreux adhérents à cette section et certains étaient très assidus aux réunions. Je me souviens de Em. HUA qui était à l’Electro-Câble et qui devint directeur de la Compagnie du BI-MÉTAL (c’était un mineur de Paris promo 1918), de PULBY, directeur des Ets. LAFFLY, de SOULAGES directeur de la comptabilité de CITROEN, de son homologue de chez RENAULT, de LOEB, directeur financier de l’ALSTHOM, de TRAPLOIR directeur d’une entreprise de travaux publics GARZINSKY et TRAPLOIR, et de bien d’autres dont j’ai oublié les noms. J’étais très heureux de me trouver avec des gens représentant de grosses entreprises d’activités diverses et ayant une expérience beaucoup plus grande que la mienne,
La crise de 1929, provenant des USA s’étendait au monde entier et toutes les industries étaient touchées. Chacun de nous indiquait les manifestations de cette crise dans son entreprise et dans sa profession si sa position le lui permettait. Partout c’était le même refrain: « effondrement des prix de vente par méconnaissance des prix de revient, ce que plus tard Auguste DETŒUF appela la concurrence déloyale au prix de revient ». Elle venait en grande partie de l’ignorance où étaient les services commerciaux des véritables prix de revient des entreprises. Mais, était-il possible de connaître les prix de revient exacts? Non, dans l’absolu, mais si on arrivait à s’entendre pour répartir ce qui était arbitraire, si on pouvait réduire cet arbitraire au minimum, on ferait de sérieux progrès. Essayer d’avoir le maximum de renseignements sur la question, tel était le but poursuivi par la section 2.

On fit une enquête auprès des adhérents de la section sur les méthodes de calcul utilisées et l’on obtint des résultats ahurissants. Si tous s’appliquaient à connaitre, aussi exactement que possible, la part des salaires et des matières dans les coûts, en ce qui concernait la part des frais dits généraux, régnait la plus grande fantaisie. Et encore la matière première était-elle évaluée à des prix mal définis. HUA demanda un jour aux membres de son syndicat s’ils accepteraient de lui communiquer le prix de revient global d’un câble électrique classique bien défini et de vente courante. Selon les entreprises les prix variaient de 1 à 3 ou 4. Quand il indiqua les réponses à ses collègues ce fut une véritable stupéfaction. Je fis poser la même question par Mr. COMMUNEAU au syndicat des fabricants de couvertures : 4 ou 5 fabricants répondirent et les prix variaient de I à 2,5.

Tous étaient d’accord sur la nécessité de mettre de l’ordre dans les définitions de façon à parler le même langage. Ce travail de terminologie demanda un certain temps et de nombreuses séances. Puis les membres de la commission se décidèrent à confronter leurs méthodes de calcul des coûts, malgré la diversité des activités. On s’aperçut que ces méthodes avaient beaucoup de points communs en ce qui concernait l’analyse des frais généraux.

Au fur et à mesure de l’avancement des travaux, ceux-ci étaient publiés sous la forme de compte-rendus diffusés à tous les adhérents de la section « Finances et Prix de revient ». Le nombre de ceux-ci augmentait régulièrement et la CEGOS était de plus en plus connue. Les autres sections ou commissions se développèrent et deux autres secrétaires furent engagées.
Vers I936 la section 2 de la CEGOS avait publié une cinquantaine de documents. Elle résolut de rédiger un document récapitulatif faisant une mise au point complète de la terminologie et des solutions du problème du calcul des prix de revient. Ce fut le 53ème document, le PR.53, qui fit l’objet de plusieurs éditions, la dernière, je crois, en I945 ou 1950. Il s’intitulait  » Une méthode uniforme de calcul des prix de revient. Pourquoi? Comment? »

Les évènements de 1936, la loi de 40 heures et les congés payés obligèrent les entreprises à recalculer leurs prix de revient. Bien qu’à cette époque il était de bon ton dans les milieux dirigeants et techniques de considérer la comptabilité comme un monde à part utile pour dresser les bilans et pour être en règle avec la loi fiscale et le droit des sociétés, en tous cas inutile pour calculer les prix de revient, force fut de constater, à la suite des faillites de la crise de 1930 à I936,que la connaissance des coûts était indispensable à une saine gestion. C’est pourquoi les travaux que nous faisions à la CEGOS où étaient rassemblés des ingénieurs intéressés par ces problèmes étaient généralement appréciés par les chefs d’entreprises.
La CEGOS était présidée à l’époque par Auguste DETŒUF, ancien PDG de l’Alsthom qu’il avait fondée par fusion de la Société Alsacienne de Constructions Mécaniques et de la Thomson française; il était président du Syndicat Général de la construction électrique. C’était un homme très fin, très observateur et plein de bon sens. Son livre  » Les Propos d’un Confiseur  » qu’il avait signé Oscar Barenton était un recueil de maximes, de définitions et de remarques très finement écrites et dont certaines sont passées dans le langage courant. Invité en 1937 à présider une assemblée plénière de la CGPF, il fit un exposé du problème des prix de revient avec une telle objectivité que quelques participants émirent le voeu que la CEGOS, simple commission d’études au sein de la CGPF, crée un Bureau Permanent des Prix de revient qui serait à la disposition des syndicats patronaux pour leur servir de conseil en la matière . Mise aux voix cette proposition reçut l’unanimité des IO8 syndicats patronaux présents.

Jean MILHAUD reçut donc la mission de créer ce Bureau. Il ne s’attendait pas à un tel succès et se trouva un peu pris de court. Les membres de la section 2 de la CEGOS, par définition même avaient des occupations professionnelles qui leur prenaient tout leur temps Il voulait bien engager des ingénieurs de l’extérieur mais il fallait les former à l’école de la section 2; j’étais le seul membre de la section disposant d’un peu de temps, n’ayant pas de responsabilité de direction d’usine, et étant cependant sur le tas car responsable d’une réorganisation et du contrôle de gestion. J’étais à ma connaissance, le seul à utiliser la comptabilité et le calcul des prix de revient comme instruments de contrôle de gestion. J’essayais de mettre sur pied un budget d’exploitation en vue de transformer le contrôle de gestion en contrôle budgétaire. L’idée m’en avait été donnée par LOEB qui avait monté à l’Alsthom un contrôle budgétaire limité au budget financier. Il rédigeait un livre sur ce sujet et était un précurseur. Je m’étais entretenu avec lui de mon projet et il était assez sceptique, n’ayant pu y parvenir à l’Alsthom, mais comme j’étais dans une situation particulière à la MFTC et que les travaux de la section 2 avaient permis de mettre au point la méthode dite des sections homogènes, je tentais ma chance et je faisais, pour certains ateliers , la filature par exemple, des budgets d’exploitation théoriques dont on suivait la réalisation
MILHAUD me demanda de prendre la direction du Bureau Permanent des Prix de revient. Je fis remarquer que je ne disposais pas de beaucoup de temps car j’étais à Beauvais et la MFTC avait besoin de moi. Il intervint, sans m’en parler auprès de Mr. LAINÉ qu’il connaissait et c’est ce dernier qui me conseilla d’accepter à condition de n’être pas chargé d’un travail d’exécution pour garder au moins quatre jours par semaine à la MFTC. J’acceptais donc et on engagea sur le champ un ingénieur et un HEC. Le scénario qui se reproduisit une quarantaine de fois, pendant les deux années qui nous séparèrent de mai 1940 a été le suivant : Un syndicat demandait, soit pour lui, soit pour un de ses adhérents, une intervention du Bureau; je prenais rendez-vous et demandais en même temps d’aller visiter avec un de mes collaborateurs, soit une usine considérée comme type par le syndicat, soit celle du demandeur lui-même et d’être accompagné dans cette visite par un technicien et un comptable susceptibles de répondre à nos questions. Généralement c’était le directeur technique de l’usine et le responsable du calcul des coûts , s’il y en avait un, sinon le chef comptable.

Après quoi, en revenant de la visite, je dressais un plan d’action que mon collaborateur mettait au point en reprenant contact avec les intéressés. On me tenait au courant et je n’intervenais qu’en fin de travail ou lorsqu’il y avait des cas particuliers. Nous n’étions que conseil et non réalisateur. Cependant, lorsqu’il s’agissait d’une demande syndicale comme par exemple celle de La Fonderie ou de la Verrerie à la main, il y avait souvent réunion des principaux adhérents qui présentaient leurs remarques et ainsi facilitaient les mises au point.
Lors de la déclaration de guerre en 1939, environ dix méthodes étaient en application, environ vingt devaient être mises en service en I940, dans la mesure où le personnel resté en placé pouvait s’en occuper, et quelques-unes étaient en cours d’étude.
Le résultat était satisfaisant et on commençait à voir arriver des projets de méthodes élaborées en dehors de nous, et pour lesquelles on venait nous consulter.

On sentait très nettement que l’hostilité entre techniciens et comptables qui avait sévi dans les années qui ont suivi la guerre de 14-18 s’atténuait et que la mise en place de la méthode des sections homogènes nécessitant l’intervention des techniciens pour la définition des sections, et des comptables pour s’assurer que les renseignements donnés se recoupaient exactement, amenait entre eux des liens nouveaux et une estime réciproque. Pour ma part j’insistais pour que les comptables choisis soient au courant de la marche des ateliers, des mesures qui y étaient faites, de la paie… et on ne parlait jamais des problèmes juridiques et fiscaux.

Quant au temps prélevé sur mon action à la MFTC, il n’a jamais dépassé 2 jours par semaine dont souvent le samedi.
Vint la ruée allemande de mai 1940. La MFTC reprit son activité tant bien que mal, dès fin juillet 1940.

Un peu plus tard, probablement vers septembre ou octobre, je fus informé que BICHELONNE, ancien major de l’X, ingénieur au Corps des Mines, Secrétaire d’Etat à l’Industrie, qui avait été un de mes camarades de l’Ecole des Mines de 1926 à 1928, voulait me voir. Je me rendis à sa convocation, et il m’informa que les allemands ayant interdit toute activité syndicale, patronale et ouvrière, la CGPF était dissoute, et que, en application des conditions d’armistice, il y aurait une répartition des matières premières par le canal d’Offices de répartition. D’autre part, chaque profession serait gérée par un Comité d’Organisation qui s’occuperait de tous les problèmes autres que la répartition des matières.

Avant la guerre, on pouvait schématiser l’action syndicale patronale en quatre directions:
1) un syndicalisme primaire: chaque syndicat primaire rassemblait les entreprises produisant des articles similaires ou exerçant la même profession: par exemple le négoce de laine, le peignage, la filature, la fabrication du drap, des tissus, du feutre, du tapis… la récupération des déchets….Ces syndicats primaires permettaient des contacts fréquents entre les industriels, réglaient les questions de peu d’importance et, dans les cas plus graves déléguaient leur Président auprès des instances supérieures, afin de faire connaitre leur point de vue.
2) des groupements professionnels de syndicats, par exemple: Comité Central de la LAINE, Syndicat Général Cotonnier, Syndicat du Jute et Fibres dures….Ces groupements intervenaient pour tous les problèmes économiques, sauf en matière fiscale, juridique ou sociale.
3) à l’échelon local, des groupements d’industries variées ne s’occupant que des problèmes locaux et ne décidant rien d’important sans en avoir référé aux instances nationales.
4) à l’échelon national, des Confédérations chargées de défendre les professions dans les domaines juridique, fiscal et social.

Il y avait cinq confédérations:
Comité des Houillères : Mines de charbon
Comité des forges : Mines métalliques, sidérurgie
Union des industries chimiques : toutes les entreprises chimiques.
Union textile : négoce des matières premières et déchets, transformation.
Confédération Générale de la Production Française : tout le reste sauf le commerce.
Les activités commerciales n’étaient pas organisées syndicalement, sauf de rares exceptions : grands magasins par exemple.

En 1940, toute cette organisation fut réduite à néant.
Cependant, les syndicats primaires continuèrent à subsister, car ils étaient indispensables comme relais pour la distribution des matières (on disait organiser la pénurie), les allemands ne donnant de matières que pour les fabrications les concernant.
Tous les autres groupements furent dissous et remplacés par des Comités d’organisation professionnels qui se situèrent au niveau des échelons intermédiaire ou national selon le nombre et l’importance des entreprises.

Tout le personnel des anciennes organisations syndicales fut repris par les Comités nouvellement créés sauf la CGPF.
C’est pour cela que BICHELONNE me convoquait: « La CGPF, me dit-il, comprend des cadres de premier plan que je veux conserver car les Comités d’organisation en auront besoin et je ne veux pas discuter avec eux séparément. Pour cela, je crée un organisme, le Centre d’Information Interprofessionnel ( C.I.I. ) qui va regrouper les services de la CGPF, mais un problème se pose pour la CEGOS. Celle-ci a un régime spécial, ayant des recettes propres, les cotisations de ses adhérents. Elle devrait avoir une autonomie complète, mais tu n’ignores pas que Jean MILHAUD quoique protestante est, selon la définition nazie, israélite et il ne sera pas accepté par eux. J’ai pensé créer au CII un service d’organisation qui fonctionnera comme fonctionnait la CEGOS avec prédominance économique, mais il me faut un chef de service qui ne soit pas Jean MILHAUD. Je m’arrangerai pour le faire rémunérer comme autrefois, mais il faut qu’il reste provisoirement dans la coulisse. Veux-tu accepter d’être ce chef du service? » Je demandais 48 heures de délai pour consultation. Il me semblait que Milhaud avait été convoqué en même temps que moi et que c’était une conversation à trois qui s’était instaurée. MILHAUD que j’ai vu récemment ne se souvient de rien. Peut-être ma mémoire, ou la sienne n’est-elle plus fidèle? S’il n’était pas là, il avait dû voir BICHELONNE avant, enfin peu importe. Je le voyais assez souvent à cette époque: après l’arrivée des allemands, il s’était réfugié villa George Sand, et, plus tard, lorsque la chasse aux juifs s’organisa, il se replia à Magny-en-Vexin. Nombreux étaient ceux qui connaissaient sa retraite, et cependant il n’eut jamais d’ennuis et ne fut trahi par personne.

Je vis Mr. Lucien LAINÉ, qui estima que, du fait de la réquisition de l’usine de Beauvais et de l’arrêt des usines du Nord, mon rôle se bornait à surveiller la comptabilité industrielle, qui d’ailleurs fonctionnait très bien avec HUREL. Je pouvais, en conséquence, accepter la proposition de BICHELONNE, mais Mr. LAINÉ voulait que je reste sur la liste du personnel de la MFTC, car il aurait besoin de moi après la guerre. Il voulait aussi garder le contact, discuter avec moi des questions engageant l’avenir et me demanda de le voir au moins une fois par semaine. Comme le CII devait s’installer 16 rue de Monceau, tout près de l’avenue de Messine, les relations étaient faciles et je n’avais plus besoin d’habiter Beauvais. C’est pourquoi nous sommes venus habiter Paris, 12 rue de la Pompe, dans l’appartement de Marguerite GUILLEMET.

Je ne sais plus à quel moment exact se fit l’installation, mais la CEGOS, devenue service d’organisation du CII reprit le même type d’action qu’autrefois en organisant des réunions de commissions, mais surtout des cycles d’information auxquels participaient les adhérents des sections. C’est ainsi que des industries aussi diverses que la verrerie, la fonderie, la briquetterie, la sidérurgie, le textile des Vosges, la construction électrique et bien d’autres firent appel à nous en zone occupée mais aussi en zone libre.

Notre rôle, sous la forme d’aide à l’établissement de méthodes de calcul de prix de revient se compléta par une aide en matière d’établissement de dossiers de prix car, étant soumise au régime du contrôle, l’industrie française devait soumettre à la Direction des Prix ses demandes d’homologation des prix de vente.
Dès la parution du décret instituant le contrôle des prix de vente, j’avais préparé un dossier pour les couvertures de laine. Comme il n’y avait encore aucune instruction à ce sujet, le dossier fut discuté, et la méthode suivie pour son établissement fut copiée par d’autres comités et la méthode fut agréée. Elle servit d’ailleurs de modèle, lorsqu’après la libération en 1944, le contrôle des prix de vente fut repris sous une autre forme.
Je rendais compte à Jean MILHAUD de l’activité de la CEGOS et lui-même m’aidait de ses conseils. En 1942, il voulut éviter que la CEGOS fut confondue avec le CII et il reconstitua avec Mr. DETŒUF une sorte de CEGOS clandestine, 6 rue de Monceau, dans un appartement où se trouvait aussi la cantine du CII. Il fit engager par le CII un ingénieur des Mines de Saint-Etienne, Noël POUDEROUX dont le père avait commandé le corps des sapeurs-pompiers de Paris, et avait fait parler de lui en 1926 en défilante le poing levé, avec les organisations politiques de gauche. POUDEROUX était secrétaire général de la CEGOS, mais en fait était ingénieur dans mon service. Il s’initia à nos méthodes et fit plusieurs interventions dans nos cycles. Mais cette création n’eut aucune répercussion sur le travail effectué auprès des Comités d’organisation et des entreprises.

D’autre part, en 1941, avait été créée une Commission de Normalisation des comptabilités auprès du Ministère des Finances. J’en faisais partie et cette activité donna à la CEGOS, lorsque le plan comptable 1942 sortit, une nouvelle raison d’être contactée par certains Comités d’organisation qui voulaient adapter le plan à leur profession.

Il m’est actuellement difficile de séparer pendant la période de guerre et celle qui la suivit jusqu’en 1948 (fin de la remise en ordre) ce qui fut action au titre CEGOS de ce qui fut action au titre plan comptable. J’ai, néanmoins, fait un chapitre spécial (le IV) pour expliquer comment s’est développée en France la normalisation des comptabilités et comment j’y ai été mêlé.
Dès la libération de Paris, sans attendre la dissolution du CII qui fut de fait avant d’être officielle, les anciens de la CEGOS encore vivants (TINAYRE était décédé depuis quelques années) se réunirent et je redonnais la CEGOS à Jean MILHAUD avec un personnel accru à la suite des travaux multiples que nous avions réalisés. En réalité, pendant toute la guerre, il y avait eu de fréquents contacts entre les anciens de la CEGOS. Gabriel DESSUS, corpsard des Ponts, ancien Directeur de la Compagnie Parisienne de distribution d’électricité de la région parisienne, avait créé une commission pour étudier la dimension optimale d’un groupe urbain. Nous étions arrivés à environ 300.000 habitants en tenant compte de l’ensemble des facteurs conditionnant la vie, c’est à dire la possibilité de changer d’emploi en cas de crise dans un secteur, la possibilité de donner sur place une instruction supérieure du niveau universitaire….

Evidemment à ce moment, rien ne pouvait faire prévoir le règne de l’automobile. Alfred SAUVY, Jean FOURASTIÉ, MARJOLIN animaient des groupes d’études où nous nous retrouvions parfois. Tous ces travaux présentaient un assez grand intérêt et auraient pu être exploités après la guerre, mais, hélas, il n’en fut rien.

La question se posait de l’avenir de la CEGOS. Pour moi, j’en parlais d’autant plus librement que je voulais retourner à la MFTC, comme je l’avais promis à Mr. LAINÉ. J’étais partisan de maintenir notre position de conseil, sans aller jusqu’à celle d’organisateur. J’aurais souhaité que la CEGOS eût agi comme un médecin donnant son diagnostic et indiquant les mesures à prendre soit à l’intérieur, si l’entreprise avait les moyens d’agir elle-méme, soit en faisant appel à un organisateur extérieur dans le cas contraire. La direction de l’entreprise aurait su exactement quelles interventions étaient nécessaires et l’organisateur aurait agi dans le cadre d’un programme précis. J’en avais fait l’expérience avec une entreprise qui avait besoin de réorganiser un atelier et je l’avais adressé à un spécialiste de Versailles, Je reconnais que c’était une position qui limitait considérablement l’importance (du moins en volume) de la CEGOS et qui de plus était délicate; le risque était grand de s’ éloigner des réalités, car une des raisons de notre succès en matière de calcul des prix de revient et de contrôle budgétaire était les essais et tests que nous avions faits à la MFTC et dans des entreprises dont les chefs comptables étaient ouverts aux idées nouvelles. Or, aucun des jeunes ingénieurs et diplômés qui composaient le Bureau permanent des prix de revient n’avait d’expérience industrielle.

Un jour, je fus convoqué par le ministre des Finances du Général de GAULLE, Mr. Aimé LEPERCQ, qui me questionna longuement sur les travaux faits pendant la guerre par la CEGOS et ce qui avait gravité autour; je devais le revoir pour voir ce que l’on pouvait en tirer pour l’avenir, mais il périt dans un accident d’auto en allant dans le Nord, la semaine qui suivit notre entretien.

À cette époque, POUDEROUX fit une expérience très intéressante. La Banque des Coopératives nous demanda un diagnostic sur une entreprise cliente qui était en difficultés financières: l’A.O.I.P. L’auscultation que nous fîmes montra une excellente technicité, l’existence d’un marché très important (centraux téléphoniques notamment) mais un prix de revient trop élevé dû à une déficience de structure, conséquence de la formule coopérative choisie: l’entreprise était la propriété de 400 ouvriers environ, alors que l’effectif total était double ou triple, le reste du personnel ayant été embauché au titre de salariés; les premiers jouissaient d’avantages particuliers contraires à une bonne organisation du travail, par exemple ils avaient le droit d’arriver le matin à l’heure de leur choix entre 8 et I0 heures, Cela rendait impossible le fonctionnement d’équipes de travail pourtant indispensables, étant donnée la production de l’entreprise. D’autre part, le Directeur était un ancien ouvrier, d’ailleurs très capable, mais rémunéré comme les autres ouvriers, alors que les ingénieurs étaient tous « embauchés ». Ils gagnaient beaucoup plus que le directeur , malgré les quelques indemnités qui lui étaient allouées; la hiérarchie en souffrait. Nous fîmes un rapport mettant en évidence ces anomalies et proposant un certain nombre de réformes, d’abord pour résoudre les problèmes immédiats de trésorerie, puis pour arriver à une organisation permettant de suivre l’évolution du marché et d’en prendre une meilleure part. La Banque demanda si nous pourrions nous charger de l’opération. Pouderoux voulut bien s’en charger et les réformes introduites portèrent leurs fruits.

Fort de cette expérience, Pouderoux voulait que la CEGOS, sans abandonner son activité première, s’engage dans la voie de l’Organisation et accepte des contrats de longue durée.
Cette position fut retenue. Après avoir lancé quelques cycles de formation aux méthodes de contrôle de gestion, je décidais de me retirer, mais je retardais ma décision car je reçus du Ministre de l’Industrie Robert LACOSTE, une mission particulière: rechercher si, comme le prétendait le Commissaire de la République de Lyon: Yves FARGE, il y avait eu de la part de la Société Ugine et de ses dirigeants, collaboration avec l’ennemi. L’enquête dura quelques mois car il y avait de nombreuses usines et il me fallait avoir des opinions de milieux très divers, tant à l’intérieur de la société qu’à l’extérieur chez des concurrents ; il fallait aussi voir comment fonctionnaient les filiales, connaître les accords passés avant et pendant la guerre avec des sociétés étrangères notamment allemandes. Quand le travail fut terminé, je me rendis compte qu’il n’y avait rien de grave, que le comportement d’Ugine avait été le même que celui de nombreuses entreprises françaises qui sauvaient les apparences et faisaient ce qu’elles pouvaient pour soustraire aux allemands une partie de ce qui leur était destiné, aider les jeunes à éviter le STO ( Service du Travail Obligatoire ) qui consistait à envoyer les jeunes français travailler dans des usines en Allemagne. Mon rapport aboutissait à une conclusion opposée à celle d’Yves FARGE. Devant cette situation, le ministre nomma un 3ème expert, Mr. LEMOINE, président de l’Ordre des Experts-comptables qui conclut dans le même sens que moi. La menace de nationalisation fut écartée.
La mission terminée, je revins à la CEGOS, mais mes occupations à la MFTC devenant de plus en plus absorbantes, je me retirais progressivement. Quand les cycles de contrôle de gestion furent au point, je me limitais à un rôle de conseil auprès de quelques adhérents: Saut du Tarn, Fonderie de Pontgibaud, Mines de Gafsa, SIAPE….

Je fis aussi quelques conférences en Suisse à la demande de l’Association Romande d’organisation scientifique, sur la méthode CEGOS de calcul des prix de revient.

La CEGOS se détacha du CII, prit son indépendance sous la forme d’une association dite loi de 1901 et Pouderoux devint le seul chef. MILHAUD fonda une nouvelle association, l’ITAP ( Institut Technique des Administrations publiques) qui fonctionna dans le milieu administratif comme la CEGOS fonctionnait à l’origine dans le milieu industriel. Cet organisme existe encore.
Sous l’impulsion de Pouderoux , la CEGOS devint un organisme très important. Elle fit avec le Crédit Lyonnais une incursion dans l’informatique mais n’insista pas, le marché étant très encombré. Elle fit face à la crise grave de la profession et réussit à trouver un nouvel équilibre. Son effectif de 400 personnes dont près de 240 consultants en fait une des plus importantes entreprises de la profession.

J’avais écrit un livre expliquant notre méthode de calcul en collaboration avec CHARMONT, ancien X entré à la CEGOS aussitôt la guerre de 39-45 et à mon départ, Pouderoux me demanda de rester administrateur. Cela fait environ trente ans, mais je ne vais plus aux séances du Conseil et j’ai l’intention de démissionner, retrouvant de moins en moins ceux que j’ai connus autrefois.

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